L'Emprise du chat by Sophie Chabanel

Auteur:Sophie Chabanel
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions du Seuil
Publié: 2020-07-29T13:50:45+00:00

21

Comme à chaque fois, la chaleur les saisit en descendant du bus. Le seul défaut des transports publics genevois était d’y aller fort sur la clim. En plus de l’inconfort, en sortant, cela déclenchait des remarques répétitives de Tellier sur le manque de conscience écologique.

À quelques mètres de l’arrêt, ils passèrent devant la vitrine vandalisée d’un boucher. VOUS ÊTES DES MEURTRIERS, avaient écrit des végétariens fous en majuscules rouges. Dans un surcroît de délicatesse, ils avaient dessiné une tête de mort – plutôt celle du boucher que celle du bœuf.

– Comment en arrive-t-on à tant de haine ? soupira Tellier.

– Je me demande si ce sont les mêmes.

– Pardon ?

– Les mêmes qu’à l’exposition. Est-ce qu’un type qui traite un boucher d’assassin peut, le même jour, payer 15 francs suisses pour aller admirer des cadavres humains ?

Tellier se contenta de hocher la tête. Possible, hélas.

Le bureau de maître Carron était dans la rue de l’Hôtel Central. Central, donc, et aussi très luxueux. Tapis, moulures, lithographies, réceptionniste pimbêche avec foulard Hermès : rien ne manquait. L’ancien député vint les accueillir avec une chaleur un peu surjouée, comme si leur visite était le point d’orgue de sa journée, au bas mot. Tout en rondeurs, dans tous les sens du terme.

– Entrez, je vous en prie. Un café ? Un thé ? Une boisson fraîche ?

Leurs deux verres d’eau furent livrés aussitôt sur un plateau laqué.

– Parlez-nous de votre engagement contre l’exposition « True Bodies ».

– Avec plaisir.

Ce n’était pas juste une formule toute faite. Philippe Carron adorait s’écouter. Et son discours était tellement impeccable qu’on lui pardonnait presque. Présentation du plan, arguments numérotés, exemples, figures de rhétorique diverses. Un propos étayé et construit auquel Romano adhérait sans réserve. Sauf qu’elle avait déjà lu et entendu tout ça, et qu’elle en avait sa dose. Tellier, à l’inverse, buvait les paroles de l’ancien député, extatique. Quand il rencontrait des gens qui pensaient comme lui, il était au paradis. Cela n’arrivait pas si souvent.

– La projection de la photo d’Auschwitz sur les écrans, il y a quinze jours, vous y êtes pour quelque chose ? demanda Tellier quand l’ancien député se tut enfin.

Le capitaine, sous le charme, était tout prêt à attribuer à Carron une participation à cette initiative – qu’il imputait la veille à la seule Léa Bernard. Pour la première fois, l’homme politique eut un air embarrassé.

– Dans ma position d’ancien député, qui espère bien regagner son siège, je suis tenu à une certaine discrétion.

– C’est une initiative choc mais nécessaire, qui n’a pas remporté tout l’écho qu’elle méritait, souligna Tellier avec un grand hochement de tête.

Carron eut un sourire mystérieux, qui laissait entendre son implication, mais n’ajouta pas un mot. Les avocats maîtrisent aussi bien l’art de se taire que celui de parler.

Romano, que cette émouvante complicité agaçait, décida de passer à autre chose.

– Vous connaissez cette jeune femme ?

L’avocat regarda la photo de Léa Bernard avec une moue appréciative.

– Elle est hôtesse à l’exposition. Difficile de ne pas la remarquer, si vous voyez ce que je veux dire.

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